x

Discours introductif de Michel Foucher à la Table ronde : l’Europe du Sud-Est et l’intégration à l’Union européenne

Face à la guerre – Dialogues européens : « des Balkans à la mer Noire : héritages, identités et trajectoires européennes » – du 13 au 15 juin 2024 à Sofia et Plovdiv

Chers amis bulgares, chers amis de la Bulgarie,

Quelle histoire européenne partageons-nous ?

C’est lors de mon séjour comme ambassadeur de France à Riga que j’ai mesuré, Luc Lévy peut en témoigner, à quel point les Européens dits de l’Est et ceux de l’Ouest n’avaient pas connu la même seconde guerre mondiale. Une situation binaire à l’Ouest, comme l’ont rappelé les célébrations du 6 juin 2024 en Normandie, alors qu’à l’Est, Baltes et Polonais et d’autres étaient pris entre deux feux, avec toutes les conséquences contradictoires qui en ont résulté. Ce que mon père m’a raconté de la guerre, y compris son souhait d’une réconciliation, n’a rien de commun avec le récit qu’en faisait la ministre lettone des affaires étrangères, née dans un camp soviétique à Tomsk en Sibérie, hormis les souffrances. Les romanciers de l’autre Europe en témoignent encore mieux que les historiens, de Sofi Oksanen à Dobromir Bajcev.

Le sujet de la table-ronde est la construction européenne c’est à dire l’organisation d’une coexistence pacifiée entre des nations européennes volontaires, disposées à nouer des compromis politiques et à exercer ensemble certaines compétences souveraines. Elle continue sa marche entamée en 1950.

Je voudrai m’attacher ici à ses contextes historiques et géopolitiques successifs, en commençant par constater ceci : c’est la troisième fois dans son histoire que la construction européenne, doit se déterminer en fonction de la situation stratégique prévalent sur l’ensemble du continent : la première était dominée par la guerre froide des années 1950 ; la seconde a dû combler le vide laissé par l’effondrement soviétique en 1991 et la séquence actuelle a été provoquée par l’agression russe de février 2022.

Ce qui se passe à l’Est du continent est donc une constante historique qui surplombe, sans la surdéterminer, la trajectoire d’établissement d’une Europe démocratique, qui a, par ailleurs et dès l’origine, sa dynamique propre de coopération.

Mais c’est, il me semble, la première fois que nous vivons tous la même histoire, depuis le 24 (pour 24 février 2022) comme le dit l’écrivain-soldat ukrainien engagé volontaire Artem Chapeye dans son dernier ouvrage « Les gens ordinaires ne portent pas de mitraillettes ».  Le 24, jour de l’invasion des Ténèbres écrit-il.

En 1945, le continent a été divisé, division gelée par la guerre froide. Le projet de réconciliation européenne ne concerne que la partie occidentale du continent, sous l’impulsion des Etats-Unis. La diplomatie américaine réussit à faire évoluer la politique française à l’égard de l’Allemagne en suggérant de passer d’une stratégie d’occupation des régions industrielles (Ruhr, Sarre) et de présence militaire sur la rive gauche du Rhin à une initiative de co-fondation, par les Européens eux-mêmes, d’institutions supranationales. Un épisode trop peu rappelé fut l’encouragement explicite que le secrétaire d’État américain Dean Acheson prodigua à son homologue français Robert Schuman : « Je crois que notre politique en Allemagne et le développement d’un gouvernement allemand qui pourrait occuper la place qui lui revient en Europe occidentale reposent sur la prise en main par votre pays du leadership européen pour ce qui a trait à ces problèmes ». Ce courrier, où l’articulation entre le but américain d’une cooptation de l’Allemagne – mal perçue en France – et l’intention française de jouer un rôle moteur, datait du 30 octobre 1949, quelques mois donc avant la déclaration Schuman du 9 mai 1950 qui en est l’application concrète[1].

Le premier gouvernement allemand, dirigé par Konrad Adenauer, venait d’être formé et cherchait à sortir son pays de son statut de paria ; il était donc prêt à faire des concessions pour rallier une union économique, qui lui fut proposée, sur un pied d’égalité, la veille de la fameuse déclaration française, par un émissaire dépêché à Bonn le 8 mai 1950. La relégation infligée par le traité de Versailles de 1919 était oubliée. Konrad Adenauer considérait l’union avec la France comme un moyen de défendre l’Europe de l’Ouest contre une Russie toujours plus pressante militairement. Pour le chancelier allemand, le partage de la souveraineté sur le charbon et l’acier était donc d’un intérêt secondaire. Autrement dit, l’échelle pertinente principale n’était pas l’aire carolingienne du franco-allemand élargi comme le ressasse la légende du projet européen mais celle du continent à réorganiser dans sa moitié occidentale, pour la protéger.

En 1991, l’effondrement de l’Union des républiques socialistes soviétiques sur elle-même et par elle-même créa un vide à combler rapidement.  L’Organisation du traité de l’Atlantique Nord en fut l’instrument, à la demande expresse des pays ayant recouvré leur liberté ou leur indépendance. Sandy Berger, qui dirigeait alors le Conseil national de sécurité sous la présidence de Bill Clinton – 1993-2001 -, diffusa le concept d’enlargment, en langue française, élargissement, déjà employé par le président Giscard d’Estaing. Et la Communauté devint Union dès l’année 1993. En Europe centrale, le nouvel ensemble à bâtir était baptisé : famille euro-atlantique, pour bien signifier un retour dans l’espace de civilisation européenne, sous le parapluie de sécurité américain. Les critères dits de Copenhague furent formulés – pour faire bref, Montesquieu plus l’économie de marché – pour adapter le processus d’élargissement à la réalité socio-économique des anciens pays satellites candidats, héritiers d’une économie centralement planifiée et du règne d’un État contrôlé par parti unique.

Le « big bang » de l’élargissement de 2004, complété en 2007 (Roumanie et Bulgarie) fut une décision éminemment politique, car une approche au cas par cas, fondée sur le seul mérite, aurait relégué la Pologne en fin de liste, situation inacceptable en termes de géographie politique. Mais il laisse de côté les Balkans occidentaux, ainsi que l’Ukraine, la Moldavie et les pays du Caucase, toujours perçus à Paris et à Berlin à l’ombre de la Russie : quand on est aveuglé – pour reprendre le titre de l’ouvrage de Sylvie Kaufmann[2] – par un point fixe, tout le reste est invisible.

En février 2022, une toute nouvelle séquence a été déclenchée par l’agression militaire et informationnelle russe contre l’Ukraine.

La tragédie ukrainienne a pour effet paradoxal de clarifier définitivement, à moyen terme et dans la douleur, la question des limites finales de l’Europe démocratique. Longtemps, ce sujet difficile des limites extérieures de l’Europe de l’Union a été laissé de côté, car il n’était pas consensuel : il opposait à la fois les partis politiques – une droite Schumanienne démocrate-chrétienne réticente et une ligne libérale à la Jean Monnet plus allante – et les États-membres entre eux, en fonction de leur expérience passée et de leur position géographique. Seule la diplomatie américaine a su, avec une constance remarquable, exposer une vision claire de la configuration finale recherchée : regrouper tous les pays membres du Conseil de l’Europe, à l’exception de la Fédération de Russie et de la Biélorussie. Car c’est dans l’intérêt des Etats-Unis.

Les limites finales à venir de l’Europe de l’Union sont donc clarifiées par l’agression russe – le cas de la Biélorussie reste ouvert, en raison de la consistance de l’alternative démocratique – mais elles envelopperont un ensemble beaucoup plus hétérogène et donc divisible car vulnérable, dans plusieurs pays, à des influences extérieures. C’est à ce moment de clarification que le grand allié américain est, pour des raisons de politique intérieure et de priorités extérieures, structurellement moins engagé dans les affaires européennes (Ukraine exceptée, pour l’instant), comme s’il en venait à considérer que sa mission de réorganisation de l’Europe démocratique était en voie d’achèvement.

Et à l’Est, la Russie poutinienne est et restera durablement agressive, à moins d’un changement d’un véritable régime, qui ne peut provenir que d’une défaite militaire comme l’histoire de ce pays nous l’enseigne. Cette menace aggravée implique que les décisions de défense et de sécurité à prendre par l’Union européenne puissent rapidement être arrêtées à la majorité qualifiée. Rien ne semble empêcher de les dissocier de la politique extérieure de l’Union, qui concerne l’échelle de son rapport au monde. C’est à mon sens la priorité d’une Europe « géopolitique », qui ne peut advenir que si elle est capable de se défendre seule.

Le processus d’élargissement devient géopolitique.

Huit pays de l’Union Européenne sont frontaliers de la Russie et de l’Ukraine et cinq (ou six avec l’Italie) le sont avec pays candidats des Balkans occidentaux. Soit treize ou quatorze pays sur un total de vingt-sept.

            Rappelons ici que la procédure d’élargissement repose sur l’unanimité dans toutes ses étapes : octroi du statut de candidat, ouverture des négociations, clôture des chapitres, décision finale d’adhésion. Ce principe de consensus préserve les intérêts de chacun des États-membres à chaque étape du processus et réduit le risque de blocage en fin de parcours, tant lors de la décision du Conseil que de la ratification nationale. Un passage à la majorité qualifiée risquerait d’affaiblir le consensus. Ceci signifie que chacun des vingt-sept États-membres a une voix égale au chapitre, sur la base de ses intérêts nationaux, même si l’intérêt général européen n’est pas négligé, et que les contentieux, qui ne sont pas négligeables (minorités et langue, rapport à l’histoire et frontières, terrestres et maritimes, droit de vote et double nationalité), peuvent être abordés en amont.

Les États-membres frontaliers pèseront dans les débats au prochain Conseil européen de juin 2024, dans le sens d’un « oui mais » en faveur de l’Ukraine. Ce sera la première fois que la future limite extérieure de l’Europe de l’Union coïncider avec une ligne de front. Il convient d’en anticiper les conséquences et les mesures à prendre. Plus des garanties de sécurité, des arrangements de sécurité, de format bilatéral, sont urgents à mettre en place entre l’Ukraine et plusieurs États-membres ; le travail a commencé. La France veut accélérer le mouvement en faveur de l’Ukraine, avant la présidence hongroise du Conseil européen et la transition institutionnelle consécutive à la mise en place d’une nouvelle législature.

Les réalités complexes des Balkans occidentaux ne plaident pas pour une adhésion en bloc régional. L’État central ne fonctionne pas en Bosnie-Herzégovine à la viabilité très incertaine ; le Kosovo reste instable et n’est pas reconnu par cinq États-membres de l’Union européenne ni par la Serbie, tant qu’une rectification mineure de frontière n’est pas agréée entre Belgrade et Pristina alors que les bases d’un règlement sont connues. La prudence s’impose et on voit bien que des conditions spécifiques de règlement des contentieux et des tensions est un préalable à toute avancée.

Je soutiens la formation d’un cercle (temporaire) d’États associés à certaines politiques, au-delà des utiles rencontres informelles de la Communauté politique européenne. Une formule proche d’intégration graduelle est conforme à la nouvelle méthodologie de négociations d’adhésion mise en place en 2020 : ouverture de l’accès à certaines politiques de l’Union européenne aux pays candidats avant leur adhésion pleine et entière, qui soutient le caractère incitatif du processus (« « more for more »). Il est temps de sortir du choix binaire du « tout ou rien » afin de réponse aux aspirations des Ukrainiens en guerre et des sociétés balkaniques qui aspirent à une vie ouverte et pacifiée.

Ce sera sans doute une voie pour favoriser l’européanisation des Balkans, comme l’a formulé un autre écrivain, albanais, Ismaël Kadaré il y a déjà vingt-cinq ans (Le Monde, 16 avril 1999). C’était en pleine guerre de Kosovo. Il dénonçait un long oubli après Yalta et surtout notre méconnaissance de l’histoire et nos préjugés. Il rappelait également que l’Allemagne avait, après 1945, procédé à un exorcisme collectif alors qu’on n’a vu et ne voit rien de tel chez les élites russes qui ont fermé Mémorial deux mois avant le « 24 », réécrit les manuels d’histoire, sous la dictée révisionniste de l’historien chef, selon Nicolas Werth. Il a fallu le drame ukrainien pour cette nation tard-venue sur la carte politique de l’Europe sorte de l’ombre. Il dépend de nous qu’elle ne retombe dans les ténèbres, dès lors que nous assumons une histoire tragique mais enfin commune.

Au-delà des drames, quelles sont les valeurs communes du modèle européen ? C’est un historien attaché à la saisie du « nous » et des « autres », nourri de la philosophie des Lumières, Tvzetan Todorov[3], natif de Sofia en 1939 et devenu français en 1973, qui nous le dit : rationalité, justice, démocratie, liberté individuelle, laïcité, tolérance. Ajoutons-y la place de la pensée critique et le doute, vertu philosophique qui rend les Européens toujours insatisfaits de l’état des choses, à la différence des Américains. Cette identité de l’Union Européenne est mouvante, construite ; elle s’est renouvelée dans les trois dernières décennies, dans le sens d’une bien plus grande diversité : nouveaux peuples, nouvelles langues, mémoires et passés différents. L’enjeu est donc dans l’ouverture aux autres. Il n’y a pas de construction européenne qui vaille sans connaissance de l’histoire et de la culture des autres dans une Europe polychrome. Todorov se réfère à une notation du philosophe anglais David Hume qui s’interrogeait sur ce qui pouvait expliquer l’épanouissement culturel et constatait que la pluralité des États composant l’espace européen était apparemment un élément favorable : « rien ne favorise davantage l’essor de la politesse et du savoir qu’un nombre d’États voisins et indépendants qui sont liés entre eux par des relations commerciales et politiques. L’émulation qui jaillit naturellement entre États voisins est une source évidente de perfectionnement ». [4]

Pour le philosophe, la pluralité crée un espace de liberté, favorisant l’esprit critique étouffé par l’unité. Et Hume oppose la diversité européenne à l’unité de la Chine qu’il décrit, avec les connaissances de l’époque, comme un « vaste empire parlant une seule langue, gouverné par une seule loi, uni dans les mêmes mœurs » mais aussi à un christianisme dont la domination uniforme (« catholique ») a « entraîné la dégénérescence de tout type de savoir » alors que depuis la Réforme et la reconnaissance de plusieurs formes de christianisme un nouveau tournant a été pris dans les arts et les sciences. La diversité donc, comme fondement de nos cultures.

Concluons aujourd’hui avec l’écrivain européen et engagé Erri de Lucca[5]: « Quelle heure est-il ? Tôt le matin, l’Europe se met en route pour l’école. Elle rapport ses devoirs à la maison : lutter contre les poussées en arrière par un élan vers une union plus étroite. Le devoir sera effectué par les meilleurs élèves, ceux du noyau fondateur. Que feront les autres ? ils suivront, un peu à contrecœur, par le chemin des écoliers ». 

Depuis deux ans et demi, les élèves du noyau fondateur ont dû se mettre à l’écoute des pays du front oriental, nourris d’une véritable connaissance de leur grand voisin au projet néo impérial. Avancer dans l’Europe unie suppose bien de prendre en compte la diversité des trajectoires, des passés douloureux comme des aspirations légitimes et d’accepter la friction. Quant aux élèves cités, sont-ils encore les meilleurs, si l’on en juge par les résultats des élections européennes du 9 juin dernier ? Ils devront revoir leur copie sous le regard vigilant d’un Parlement assez stabilisé pour incarner une force de rappel et jouer le rôle bien utile du maitre d’école.


[1] Michel Foucher, L’Union européenne dans le monde, CNRS Éditions, 2022

[2] Les aveuglés. Comment Paris et Berlin ont laissé la voie libre à la Russie, Stock, 2023

[3] L’esprit des Lumières, Laffont, 2006.

[4] Essais et traités sur plusieurs sujets. Essais moraux, politique et littéraires, Première partie, 1742. Éditions Vrin, 1999.

[5] Europe, mes mises à feu (tract Gallimard 2019)

Pour savoir plus : Face à la guerre – Dialogues européens : « des Balkans à la mer Noire : héritages, identités et trajectoires européennes » – du 13 au 15 juin 2024 à Sofia et Plovdiv (institutfrancais.bg)

Retour